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Grand-mère melon
Wu Mingzhu, Han

Lisa Carducci

Wu Mingzhu est une femme de petite taille qui porte très bien ses 77 ans. Elle se déplace à petits pas rapides et parle d'une voix posée où l'on sent tout de même une passion retenue. Elle a conservé un certain accent du sud. Qui aurait dit que les melons que je savoure depuis mon arrivée au Xinjiang lui étaient dus !

Wu n'aime pas beaucoup être interviewée et ne parle d'elle-même que si elle y est contrainte. Cette fois, si elle a accepté de bon gré, c'est dans l'espoir de susciter l'intérêt d'autres pays à sa cause – celle des melons de Turfan. Elle a demandé que je me rende sur son lieu de travail avant 8 h, car la température devient insupportable entre 11 et 17 heures. Il faisait 45 degrés Celsius à mon arrivée hier. Aujourd'hui, le ciel est lourd, mais comme les précipitations n'atteignent que 18 mm par année, il ne pleuvra probablement pas.

Je trouve donc Wu Mingzhu déjà affairée, sous une immense structure métallique avec une pergola comme toit, à choisir les melons qui nous seront servis à la fin de l'entrevue. Lorsque je commence à lui poser des questions, elle donne congé à son personnel afin que nous soyons plus tranquilles.

Wu Mingzhu est née en 1930 à Wuhan, au Hubei, d'un père professeur d'anglais et d'une mère infirmière. Son unique frère est aussi devenu professeur au sein de l'armée. Sa famille vivait à Nanjing, au Jiangsu.

Le choix de l'agriculture comme matière d'étude était son propre choix car, dit-elle, sa santé était plutôt faible. Son père l'aurait vue en ingénierie puisqu'elle réussissait très bien en mathématiques. À l'âge de 23 ans, elle a obtenu son diplôme de l'Institut d'agriculture du Sud-Ouest. Dans les années 1930, les Japonais ont envahi la Chine, et une grande partie de la population s'est déplacée pour les fuir. C'est ainsi que la famille de Wu Mingzhu était allée s'établir au Sichuan. Le danger passé, les siens étaient retournés à Nanjing, mais c'est quand même à Chongqing que Wu est retournée faire ses études universitaires.

Ses quatre années d'université lui ont laissé des marques indélébiles. Tout d'abord, elle a appris d'un professeur japonais à faire soi-même et chaque jour un pas de plus. Les étudiants recevaient un bout de terrain de 20 m2 qu'ils devaient labourer, semer, engraisser, sarcler, arroser. « Je n'ai pas de mérite, dit-elle, car tous mes camarades cultivaient ce même esprit. » Ensuite, elle a toujours été imbue du leitmotiv « servir le peuple » (wei renmin fuwu). Deux fois elle a pris part à une campagne révolutionnaire d'agriculture. « Il fallait aller dans chaque famille, dit-elle, aider le foyer à accomplir une tâche dans un délai prescrit. » La ponctualité était une qualité nécessaire pour devenir membre du Parti. Ses professeurs inculquaient aux étudiants l'idée de servir le peuple, et Wu en était convaincue au point d'écrire dans son journal, à 21 ans, que c'était « ce qu'il y a de plus beau au monde ». Enfin, depuis l'enfance elle espérait travailler à la campagne. À la fin de ses études, son institution proposait aux étudiants de choisir des régions en difficulté comme le Yunnan, le Guizhou, le Sichuan, et 90 % d'entre eux l'ont fait volontairement. « Personne n'était obligé de choisir la misère, précise-t-elle, mais c'est au Xinjiang que je voulais aller, et mon choix a été accepté. »

Pas tout de suite cependant. Wu a d'abord travaillé dix mois au Sichuan, puis à Beijing pour le Département national du travail rural pendant un an et demi. Mais elle se trouvait très loin de sa spécialité et n'avait pas envie de faire du travail de bureau. Elle voulait exercer ses compétences sur le terrain. Or, voilà qu'en 1955 le Xinjiang avait besoin de spécialistes, surtout en agriculture, et ce fut une chance pour Wu. Il aura fallu à la jeune fille aux tresses noires quinze jours en camion pour parvenir à Urumqi. Là encore, elle attendra son tour d'être envoyée à Turfan, travailler la terre de ses propres mains.

La période d'adaptation ne sera pas facile mais possible, puisque cinquante ans après, Wu Mingzhu se trouve encore dans la campagne de Turfan à 183 km au sud-est de Urumqi.

La première difficulté résidait dans la vie quotidienne. Wu n'avait jamais mangé de mouton et elle n'en supportait pas l'odeur. À Turfan, largement peuplée d'Ouigours et où elle mangeait avec les paysans, elle n'avait pas le choix. La première fois, son estomac n'a pu s'empêcher de rejeter ce qu'on lui imposait, et Wu a pleuré. Mais elle a fini par s'adapter et aujourd'hui elle préfère le mouton au porc. Pour dormir, on se couchait côte-à-côte sur un grand kang – lit en briques chauffé par des tuyaux qui passent dessous – et on lui donnait comme à une invitée de marque la meilleure place, c'est-à-dire celle où la chaleur est le plus intense. « Mais c'était par le fait même la place où les puces abondaient ! » se rappelle Wu dans un éclat de rire. Et d'ajouter : « Aujourd'hui, ces gens ont des maisons bien plus confortables que la mienne. »

Quant au travail, si les paysans cultivaient du blé, Wu devait les aider et n'avait plus de temps à dédier à sa propre recherche sur les melons. Un jour, après la récolte du sorgho, elle était tellement endolorie qu'elle ne pouvait plus bouger.

La température était un autre ennui majeur. Wu a déjà ramassé du coton à 48,1 degrés Celsius. À Turfan, il fait plus de 40 ºC quarante jours par année ; il faut bien en prendre son parti. En 1958, alors qu'elle portait son premier enfant, Wu travaillait à la culture du raisin sous la canicule, se souvient-elle. Pas de repos pour la future maman ! Le soir, à la lueur d'une chandelle, elle pouvait enfin ouvrir ses livres et s'adonner à l'étude, au prix du sommeil nécessaire. En 1960, elle a marché deux jours pour trouver le melon sucré idéal, un hongxincui qui deviendrait l'ancêtre du melon préféré de Turfan, d'un orange prononcé et à la chair ferme et tendre. La température au sol était alors de 81 degrés. Très heureuse de sa découverte, Wu a consommé le melon sur place, car il suffisait de conserver les graines.

Quatrième difficulté : la langue. Vivant au milieu des Ouigours, Wu se devait d'apprendre leur langue petit à petit. Au début, à cause de sa mauvaise prononciation quand on lui a demandé l'heure et qu'elle a répondu « 9 heures », elle a fait l'objet d'une risée générale : « Quoi ? Tu as neuf hommes ? » se moquait-on. Pourtant les Ouigours l'ont vite adoptée et lui ont donné un nom au relent de tendresse : Ayimuhan (Fille Lune).

Qu'en est-il de ses relations familiales ? Lorsque Wu a été nommée pour le Xinjiang, elle est d'abord allée saluer sa famille à Nanjing. Tous étaient très heureux de la revoir car ils l'attendaient depuis longtemps. Lorsqu'elle a annoncé la nouvelle de son départ pour si loin, les sourires se sont transformés en reproches ; personne n'était d'accord. Wu avait déjà subi une intervention chirurgicale ; on disait que sa santé serait soumise à trop dure épreuve. Elle a tenu tête, et permis à sa mère de l'accompagner à la gare à condition qu'il n'y ait pas de larmes. Cependant, sa mère s'est alitée trois jours après le départ de sa fille.

Dix jours après la naissance du fils de Wu, la grand-mère maternelle est arrivée au Xinjiang pour aider sa fille. Trois mois plus tard, elle ramenait le bébé à Nanjing, où il a grandi sans jamais revoir sa mère. La fille de Wu pour sa part est née à Nanjing. Après les relevailles (cent jours), Wu est retournée à Turfan, et l'enfant s'est mise à appeler sa tante « maman ». Cette fille, aujourd'hui mariée, dira que sa mère ne lui a jamais changé une couche. Son milieu de travail lui avait proposé d'amener ses enfants à Turfan, mais Wu a répondu qu'elle ne pourrait faire un bon travail avec deux enfants auprès d'elle. Wu Mingzhu n'a assisté au mariage d'aucun de ses deux enfants. Elle avoue, en riant – mais on sent que c'est le cœur qui parle : « J'aime davantage mes melons que mes enfants. »

La femme de science dit avoir réussi grâce à cinq appuis. En premier lieu, l'appui des agriculteurs des alentours. Au printemps 1957, elle-même et une vingtaine de personnes sont allées étudier la culture des melons. Un jour, elle a décidé de rentrer à Turfan pour affaires personnelles. Comme elle n'avait prévenu personne, on s'est fort inquiété, et après une nuit blanche, tout le groupe est parti à sa recherche. On a arrosé les retrouvailles de larmes de joie. L'appui venait aussi d'en haut : les directeurs de l'Institut l'aidaient dans ses recherches et études, et le gouvernement de la région autonome ouigoure du Xinjiang lui fournissait les instruments de recherche nécessaires. D'autres pays, entre autres les États-Unis avec lesquels la collaboration est très enrichissante, et le Japon, reçoivent les étudiants de Wu qui vont y poursuivre un doctorat. On partage l'expérience et les fruits de la recherche. Les États-Unis ont enseigné à Wu, qui s'y rend assez souvent comme aussi en Israël et au Japon, à soigner une maladie du melon. Les fonds de recherche proviennent uniquement de la Chine : le Xinjiang au début, puis le Centre de recherche sur le melon de Hami de l'Académie des sciences agricoles du Xinjiang. Avec Taiwan et Shanghai également la collaboration est étroite. « Grand-mère melon », comme l'appellent les Ouigours, a fait longtemps l'aller-retour entre le Xinjiang et Hainan ; « c'est que les conditions de recherche offertes par cette province insulaire étaient favorables », explique-t-elle. Wu souligne aussi l'appui reçu de ses collaborateurs immédiats, ses collègues de recherche et disciples. Wu a quand même un regret : c'est d'avoir négligé son mari, sans qui elle n'aurait pourtant pu réussir sa carrière.

Yang Qiyou est arrivé au Xinjiang en 1956, après avoir quitté, pour suivre sa femme, son université au Jiangsu. Il a enseigné à l'Université de Urumqi. Elle ne cuisinait pas, lui le faisait ; il lui apportait même à manger sur ses lieux de travail. « Il prenait soin de moi plus que de lui-même », confesse-t-elle, et il prenait part au travail des cultivateurs pour soutenir son épouse. En 1982, comme sa santé déclinait sans raison apparente, il est retourné au Jiangsu mais Wu ne l'a pas suivi. C'était un cancer de l'estomac qui le minait, et la maladie a été fatale en 1986. Lorsque sa femme lui a demandé si c'était à cause d'elle qu'il était allé au Xinjiang, il a nié, précisant que c'était de son propre chef. Il n'aura enseigné que quatre ans à Nanjing mais vingt à Urumqi, sans chance de promotion ni titre. « Il ne possédait que ces deux caractères : 奉献 (fengxian, dévouement) », conclut Wu. Je n'ai pas osé lui demander si elle mènerait la même vie si c'était à recommencer, car je présume qu'on ne renie jamais un choix fait avec passion. Après le décès de Yang Qiyou, Wu est revenue au Xinjiang – dont elle a fait sa patrie – avec l'intention de travailler pour deux. Elle vit simplement, mange et s'habille sobrement.

Je me doutais bien que Wu eût reçu quelques honneurs au cours de sa carrière d'un demi-siècle. À force de questions et de rappels, j'ai fini par savoir que son plus grand honneur consistait à être devenue membre du Parti communiste chinois en 1953 ; ses yeux brillaient de fierté quand elle me l'a dit. Dans les années 1980, elle a reçu le Prix « Huit Mars » créé par Mao Zedong spécialement pour les femmes, puis le Prix de contribution spéciale de la Jeunesse ; elle a été nommée « Travailleur modèle » et « Travailleur d'avant-garde ». Une bourse de cent yuans par mois à vie pour les Jeunes Chercheurs lui a été attribuée. Wu a vu son nom sur la liste des « Dix personnes d'élite » de Chine. En 1999, elle a été nommée membre de l'Académie d'ingénierie de Chine. Un prix national de Travail scientifique en 2003, un prix de Progrès scientifique et une nomination de Travailleur modèle d'ethnie minoritaire lui ont été attribués, et probablement d'autres encore. En quelle année ? Elle ne s'en souvient pas très bien…

Selon Shi Huiqiong, directrice du Bureau d'information de Turfan, si Wu est indéracinable du Xinjiang, c'est d'abord qu'elle tenait à mettre à profit sa spécialité, et ensuite qu'elle ressentait la misère des paysans à une époque difficile et qu'elle voulait les aider à s'en sortir. Elle a souvent eu des occasions d'aller enseigner ou poursuivre ses recherches dans d'autres pays, mais a toujours refusé. Lui offrait-on un poste de maire adjoint ? Elle se disait « bien plus utile auprès de ses melons ».

Aujourd'hui, Wu Mingzhu a deux souhaits : voir de son vivant les melons de Turfan accéder au marché et les cultivateurs s'enrichir ; et que ses disciples la dépassent dans la recherche sur les melons. Le Xinjiang cultive cent-un types de melons, et Turfan, quarante, dont trente nouveaux, nés des efforts de Wu et son équipe. Il peut sembler facile d'accéder au marché, mais il reste encore bien des problèmes à résoudre. Par exemple, il faut développer une écorce plus mince pour diminuer le poids, mais une écorce qui résiste aux mouvements du transport ; développer des melons qui se conservent jusqu'à l'hiver, qui soient assez petits pour être consommés en une seule fois, et même qui soient « beaux », précise la femme de science.

Afin de bonifier le sol, Wu cultive des ognons à côté des plants de melons. Elle m'explique également la technique d'arrosage par dégouttement, une autre de ses expérimentations.

Quand nous rentrons sous la grande tente, de jeunes femmes s'affairent à trier, classer et empaqueter des semences.

Puis nous procédons à la dégustation de façon scientifique : chaque melon, numéroté, est pesé et enregistré. Les trois types auxquels j'accorde la plus haute note se retrouveront tout à l'heure dans la voiture à mon insu.

Parlant d'écorce, je m'afflige de tant de gaspillage de la nature. Wu répond qu'une grande part des écorces sert à nourrir les moutons ; pour le reste, il y a des usages possibles, mais ce domaine de recherche appartient à d'autres. Son domaine à elle, c'est l'amélioration des espèces et des variétés : melons à divers degrés de sucre jusqu'à tout à fait acides, melon au gout de pomme ou d'ananas, avec ou sans graines, jaune, vert, blanc, rouge, rayé, lisse ou « brodé », cultivé sans sol, et même issu de graines qui ont passé un mois dans l'espace interplanétaire. On en est déjà à la troisième génération de cette variété.

Enfin, j'ai appris un secret que je vous transmets. La pastèque, qui est surtout aqueuse, est Yin (principe féminin) et le tiangua, melon sucré, est Yang (principe masculin). Donc, si l'on consomme seulement une partie du fruit, on trouvera plus savoureuse la partie supérieure de la pastèque et la partie inférieure du melon de Hami.

Moi qui croyais que le melon de Hami serait partout à Hami, c'est à Turfan que j'ai vu les étals se succéder en rangs serrés le long des rues.

*L'orthographe rectifiée (1990) s'applique dans ce texte.

(Extrait modifié de Ces gens merveilleux du Xinjiang, Beijing, FLP, 2008.)

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