Les travailleurs chinois en France dans la Première Guerre mondiale

Par : Lisa |  Mots clés : Première Guerre mondiale,France,Grande Guerre
French.china.org.cn | Mis à jour le 29-01-2015

Les travailleurs chinois en France dans la Première Guerre mondiale

Le 26 novembre 2014, le gouvernement français et la communauté chinoise de France dans le XIIIe arrondissement de Paris commémorent les travailleurs chinois dans la Première Guerre mondiale. (CNSPHOTO)

 

Ma Li est une historienne et sinologue française d'origine chinoise, maître de conférences à l'Université du Littoral Côte d'Opale (ULCO). Elle revient avec nous sur un sujet autrefois peu traité qu'elle a beaucoup étudié : les travailleurs chinois dans la Première Guerre mondiale.

ANDRÉ FERNANDEZ*

Peu de gens savent que lors de la Guerre de 14-18, en plus des combattants des colonies, des travailleurs chinois ont participé à la Grande Guerre. Ceux-ci ne combattaient pas car la Chine n'est entrée en guerre qu'en 1917, mais leur présence massive a fait d'eux comme le dit l'historienne française Marianne Bastid-Bruguière, « les instruments passifs de changements majeurs en Chine et dans le monde ».

En mai 2010, un colloque international sur « Les travailleurs chinois dans la Première Guerre mondiale », organisé à l'initiative de Mme Ma, conjointement par l'ULCO en France et l'In Flanders Fields Museum (IFFM) en Belgique, en partenariat avec la Maison Européenne des Sciences de l'Homme et de la Société55, eut enfin lieu. Cet événement scientifique international est le premier colloque organisé en Europe sur cet épisode de l'histoire.

Qu'est-ce qui vous a amené à vous pencher sur le sujet des travailleurs chinois lors de la Première Guerre mondiale ?

J'ai découvert cette question en m'installant dans le Nord de la France en 2002 et en visitant des cimetières chinois. J'ai alors cherché à en savoir plus et j'ai recherché des publications et des archives. J'ai remarqué qu'il y avait très peu de livres en français sur le sujet. De plus, aucun musée ou salle d'exposition en France n'en parlait, alors que plus de 140 000 travailleurs chinois ont séjourné en France pendant plusieurs années, de 1917 à 1922. Hormis quelques études anglo-saxonnes et chinoises, cette partie de l'histoire reste assez peu explorée et quasi inconnue en France, ce qui est paradoxal, car les faits se sont déroulés principalement dans ce pays. C'est pour pallier cette lacune que j'ai formulé le projet d'organiser un colloque international sur les travailleurs chinois pendant la Grande Guerre en Europe.

Nous avons également réalisé la première synthèse en français sur l'histoire des travailleurs chinois. Issu des actes de communication du colloque de 2010, l'ouvrage Les travailleurs chinois en France dans la Première Guerre mondiale est paru en 2012. Cet ouvrage réunit les recherches les plus récentes sur le sujet, en s'appuyant sur des documents originaux, des archives et des sources primaires en anglais, chinois, français, japonais, allemand notamment et présente des témoignages inédits.

L'ouvrage est divisé ensuite en trois grandes parties. Chaque partie retraçant le parcours des 140 000 travailleurs chinois en France, permet de répondre à de nombreuses questions : que faisaient-ils dans cette « guerre européenne » ? Comment ont-ils été recrutés et transportés ? Où se trouvaient-ils, et pour quoi faire ? Que sont-ils devenus ? Quel est l'héritage de cette expérience ? La première partie, la plus longue, traite de la présence des travailleurs chinois en France dans la Grande Guerre et l'après-guerre et de leur contribution à l'effort de guerre et dans la reconstruction.

La seconde partie, « L'expérience vécue des travailleurs chinois », porte sur des aspects de la vie et du travail au quotidien des travailleurs chinois en France. Enfin, la troisième et dernière partie porte sur des témoignages de cette expérience chinoise dans la Grande Guerre, présentés via différents regards et sous différents angles.

L'ouvrage se termine par une conclusion générale rédigée par Marianne Bastid-Bruguière, qui fait une synthèse analytique de cette expérience chinoise pendant la guerre, en discutant des conséquences et de l'héritage qui ont été les leurs.

Pouvez-vous nous parler de la situation de la Chine à l'orée de la guerre de 1914 ?

Lorsque la Grande Guerre a éclaté, la Chine était sous un régime républicain avec à sa tête le président Yuan Shikai qui en principe gouvernait un État souverain indépendant, mais la réalité était autre. La Chine s'enlisait dans une semi-colonisation et un appauvrissement économique grave en raison de son retard de développement, mais également de par la présence des puissances étrangères sur son territoire qui lui imposaient leur domination. Quelques décennies plus tôt, la Chine s'était vue imposer par celles-ci différents traités que les Chinois ont appelé plus tard les « traités inégaux ». Ceux-ci mettaient fin aux deux guerres de l'Opium ainsi qu'aux autres guerres d'agression que la Chine a subies par la suite et qui portaient atteinte à sa souveraineté nationale. À la suite de cela, les intérêts des différents pays européens étaient présents partout dans le pays. En 1914, les principaux pays belligérants des deux camps avaient tous leurs zones d'influence en Chine. On comptait au total 27 zones de concessions étrangères dans le pays.

Pourquoi des travailleurs chinois ont-ils été envoyés en Europe, dans quelles conditions cela s'est-il fait ?

Après le déclenchement de la guerre, la France et l'Angleterre avaient besoin de main-d'œuvre, c'est pour cela que la France a initié son idée de recruter des travailleurs volontaires chinois en envoyant son lieutenant-colonel Truptil pour négocier les recrutements des travailleurs chinois. Le Japon ne voyait pas d'un bon œil une participation de la Chine à la guerre en France parmi les Alliés. Or, la bataille de la Somme, notamment en juillet 1916, avait causé de très lourdes pertes. Les Anglais voyant les Français qui recrutaient des travailleurs chinois à travers la Mission Truptil, changèrent de position, et décidèrent de suivre l'exemple des Français. Le recrutement du Chinese labour Corps (CLC) commença en janvier 1917 et prit fin en avril 1918.

Le nombre total de travailleurs du CLC recrutés par les Britanniques s'est élevé à environ 94 000. Comme pour la partie française, leur nombre exact est encore aujourd'hui discuté. En général, on estime le nombre de Chinois recrutés dans le CLC à environ 100 000 hommes. Et ceux recrutés par les Français de mai 1916 jusqu'au 19 octobre 1918, étaient selon certaines sources au nombre de 36 965 (mais on avance aussi le chiffre de 40 000).

Le 17 janvier 1916, le ministère de la Guerre envoya son représentant, le lieutenant-colonel Truptil, accompagné par un délégué du ministère du Travail et deux médecins militaires en Chine. Ils étaient chargés de négocier le recrutement de 50 000 travailleurs chinois avec la société privée Huimin.

Après avoir réglé les différentes exigences entre les deux parties, et après deux longs mois de discussions, un contrat a été signé le 14 mai 1916. Ce fut l'origine du recrutement des 40 000 travailleurs chinois en France. Les recrutements de travailleurs n'étaient pas le monopole de la société Huimin, même si celle-ci s'est chargée de l'essentiel de cette tâche (31 656 recrutés). D'autres compagnies privées chinoises (8 environ) ont participé au recrutement dans un but lucratif, puisque les bénéfices étaient assez élevés. Au total, les travailleurs chinois recrutés par les Français de mai 1916 jusqu'au 19 octobre 1918, étaient, selon certaines sources, au nombre de 36 965.

Pouvez-vous nous décrire l'acheminement des travailleurs chinois vers l'Europe ?

Le transport se faisait par voie maritime. Les bateaux partaient depuis les ports de Weihai, Qingdao (dans le Shandong), et Pukou, Tanggu (Tianjin). Les voies empruntées pour rallier la France étaient dangereuses. Plusieurs dizaines de navires transportant des travailleurs chinois furent attaqués par des sous-marins allemands. Le plus meurtrier fut le torpillage de l'Athos le 17 février 1917, faisant 754 morts dont 543 victimes chinoises. Le voyage vers la France était très long et pénible ; certaines traversées duraient plus de trois mois. Dans certains cas, en plus de la mer, il fallait utiliser la voie ferrée pour arriver à destination.

Comment étaient ensuite répartis les travailleurs sur le territoire français ?

Dès leur arrivée, les travailleurs chinois placés sous l'autorité des Français étaient répartis dans tout le pays, pour travailler dans des usines (usines d'armement ou autres usines manquant de main-d'œuvre), dans des ports et des dépôts, ou encore dans des mines. Certains travaillaient dans des exploitations forestières et agricoles. Un petit nombre effectuait aussi des travaux près du front, à l'arrière, dans les garnisons des troupes françaises, où les risques n'étaient pas très importants, à la différence des travailleurs sous autorité britannique.

Les travailleurs sous le commandement de l'armée britannique étaient regroupés en bataillons au sein du Chinese Labour Corps. À cette époque, la Chine n'avait pas encore déclaré la guerre à l'Allemagne ni à l'Autriche-Hongrie. Les Chinois ne pouvaient pas servir dans des unités combattantes, d'où leur utilisation en tant qu'unités de travailleurs. Ces travailleurs devaient contribuer à l'effort de guerre en creusant des tranchées, mais aussi en construisant et réparant les voies de communication (des lignes de chemin de fer, routes), déchargeant et transportant les équipements et les provisions. Certains bataillons travaillaient par exemple dans la maintenance de pièces d'artillerie, ou dans les fabriques de chars. Les camps étaient en général situés à l'arrière, non loin du front. Du fait de cette proximité, certains camps chinois subissaient parfois les bombardements allemands, et à certaines occasions, des travailleurs furent confrontés directement aux soldats Allemands.

La venue des travailleurs chinois en France n'a-t-elle pas eu des conséquences imprévues ?

La rencontre des travailleurs sur le sol français avec des étudiants chinois (1 600 arrivés entre 1919-1920 dans le Mouvement Travail-Études en France) n'a pas de précédent dans l'histoire chinoise. Des travailleurs et des intellectuels chinois ont vécu et travaillé ensemble dans ces usines en France, et des étudiants chinois sont allés dans des camps de travailleurs pour leur apporter de l'aide en leur donnant des cours. Ils ont ainsi témoigné de la vie éprouvante des travailleurs et ont pris conscience des dures conditions de vie de cette population, qui était représentative des masses populaires chinoises. Ceci a sans doute joué un rôle dans la ligne politique de certains de ces intellectuels, dans leur orientation vers une révolution de masse en Chine, révolution à laquelle ils ont pris part activement quelques années plus tard. Certains travailleurs chinois, une petite minorité après leur retour en Chine, se sont consacrés également à l'activité politique réformatrice ou révolutionnaire.

Peut-on dire que le ressentiment éprouvé par les Chinois par rapport à l'attitude des Alliés en 1919, fut le déclencheur en Chine du « mouvement du 4 mai 1919 » et le prélude à d'autres mouvements de grande ampleur ?

En effet, les travailleurs chinois ont apporté quelques « graines » pour les mouvements sociaux et les revendications qui ont suivi dans les années 20-30 en Chine. Ils sont surtout la preuve vivante que les Chinois ont participé aux efforts de la Première Guerre mondiale, alors qu'ils avaient été oubliés pendant la conférence de Versailles en 1919, et que les Alliés avaient décidé de livrer au Japon les concessions allemandes de la province du Shandong d'où venaient la majorité de ces travailleurs . Ceci a été le déclencheur du « Mouvement du 4 mai » (1919), soulèvement patriotique, considéré comme l'acte de naissance de la modernité chinoise.

En conclusion, cet épisode mal connu, voire oublié de l'histoire, a depuis quelques années repris vie et marque un tournant dans la vision de l'histoire de la Première Guerre mondiale et du rôle joué par la Chine dans celle-ci. Les échanges entre les anciens travailleurs chinois restés en France pour la reconstruction et les étudiants chinois venus pour participer au Mouvement Travail-Études ont engendré les mouvements sociaux des années 30 en Chine. Leur rôle n'est donc pas anodin.

*ANDRÉ FERNANDEZ est docteur en sciences sociales de l'université Paris 5-La Sorbonne, chercheur en sociologie dans le domaine de la protection sociale et président de l'association France-Chine Cultures Interactives (AFCCI)‍.

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Source: La Chine au Présent
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