Soft power à la chinoise

Par : LIANG Chen |  Mots clés : Soft power, Chine
French.china.org.cn | Mis à jour le 20-05-2015

CHRISTOPHE TRONTIN, membre de la rédaction

La Chine sera-t-elle ou non la puissance dominante du XXIe siècle ?

Certains croient l'affaire entendue. En réalité, deux écoles de pensée s'affrontent très sérieusement aux États-Unis et ailleurs. Il y a ceux qui disent que la Chine, qui vient de dépasser les États-Unis en PIB à parité de pouvoir d'achat, va les dépasser en PIB brut vers 2030 et que donc, avec son armée modernisée, membre du club nucléaire, membre permanent du Conseil de sécurité de l'ONU, la Chine va sans aucun doute disputer aux États-Unis le leadership mondial, comme l'URSS à l'époque. Et il y a ceux qui disent que certes, tout cela est très probable, mais que justement l'URSS n'a jamais été réellement en position de dominer le monde.

La Chine n'a pas de soft power ?

La superpuissance n'est pas seulement une affaire de force armée et de poids économique. Le troisième élément indispensable est la « force de frappe idéologique ». C'est-à-dire la capacité de formuler et d'imposer au reste du monde sa propre idéologie et de lui faire accepter comme siens ses objectifs.

Joseph Nye, professeur et doyen à Harvard, a le premier formulé dans un article1, puis développé dans un livre paru en 1990, le concept de soft power. Le pouvoir qu'a un pays de séduire l'opinion mondiale pour faire plier les dirigeants des autres pays et les obliger à agir en fonction de ses intérêts. En principe sans recours à la violence (d'où l'adjectif soft)… Cependant l'existence d'une puissance (militaire, économique) et la menace de mesures de coercition, ouvertes ou au contraire secrètes (embargo, invasion, financement de mouvements séparatistes, soutien logistique à des groupes rebelles, etc), ajoutent du poids aux arguments.

Le Pr Nye remarque à juste titre que les États-Unis sont le pays qui possède de très loin le plus gros soft power et que la Chine, géant militaire et économique, n'en possède quasiment aucun hors de ses frontières. Leur soft power respectif est à l'image du dollar et du yuan : le premier est accepté partout, le second n'est que partiellement convertible.

Le privilège du dollar, qui contrairement aux autres monnaies peut être produit en quantités illimitées, est une pièce maîtresse du dispositif. Le soft power s'appuie beaucoup sur des avantages économiques offerts par le pays dominant en compensation des entorses à la souveraineté des pays dominés. C'est pourquoi il requiert des budgets immenses. Grâce au système du « dollar valeur refuge », c'est le billet vert qui finance la puissance militaire américaine, laquelle renforce le dollar, et ainsi de suite. Le déficit budgétaire des États-Unis nourrit et consolide aussi leur domination quasi-absolue sur le cinéma, les médias et l'internet mondiaux.

Réserves financières, souveraineté médiatique : la Chine dispose des outils de base pour devenir une superpuissance. Grâce à son excédent commercial, elle a accumulé une force de frappe financière non négligeable. Suffisante pour prétendre concurrencer son puissant rival américain. D'autre part, et contrairement au reste du monde, elle a eu soin de préserver une parcelle de souveraineté nationale sur l'internet. Le monde entier s'est donné sans condition à Facebook, Twitter et Google, avant de découvrir un peu tard que ceux-ci pouvaient servir d'interfaces ludiques pour la NSA… La Chine a, par un protectionnisme ciblé, suscité l'émergence de champions nationaux capables, au moins sur le marché domestique, de résister au « cyber-impérialisme ». Mais le potentiel chinois reste malheureusement, peu ou mal exploité. Comme le formulent ces deux autres spécialistes : « L'examen des ressources de soft power chinois comme sa culture, ses valeurs politiques et sa diplomatie, montre que, si le soft power chinois s'accroît, le gouvernement chinois sera confronté à des difficultés pour le traduire sous la forme de résultats recherchés dans sa politique étrangère »2.

La Chine a-t-elle les moyens d'être une superpuissance ?

Dans une récente intervention à l'université Tsinghua de Beijing, Joseph Nye constatait que la Chine s'essaie depuis une dizaine d'années au soft power. L'ancien président Hu Jintao en avait fait l'une des priorités de sa présidence : ouverture de centaines d'instituts Confucius à l'étranger ; accueil de centaines de milliers d'étudiants étrangers par an ; opérations de prestige (conquête spatiale, JO de Beijing, Expo universelle à Shanghai). Certains éléments plus importants encore sont bizarrement passés sous silence par M. Nye, comme l'effort de la diplomatie chinoise pour résoudre tous ces petits conflits de voisinage qui empoisonnaient l'atmosphère régionale. La plupart de ces disputes dont celles avec la Russie, le Vietnam, etc, sont désormais solutionnées officiellement.

L'offensive de charme se poursuit sous la présidence Xi : lutte anti-corruption, lutte anti-pollution, initiatives bilatérales et multilatérales, doivent peu à peu modifier l'image de la Chine dans le monde.

L'audiovisuel est largement mis à contribution. Avec 30 000 heures de séries télévisées par an, la Chine en est devenue de loin le premier producteur mondial. Des œuvres légères et amusantes qui se diffusent de mieux en mieux à l'international, notamment en Afrique et en Amérique du Sud, où ces contenus séduisent par leur prix raisonnable.

La Chine investit aussi dans le cinéma. Dans des œuvres visant à vulgariser et à glorifier la culture chinoise (Confucius, de Hu Mei, 2010 ou Fondation d'une République, de Huang Jianxin, 2009). Devant le succès mitigé à l'international de ces superproductions, la Chine s'est lancée aussi dans des co-productions qui facilitent à ses films l'accès aux salles obscures étrangères comme Le Dernier Loup de Jean-Jacques Annaud, 2014.

 

Diffuser une idéologie complète

Mais ces initiatives ne sont pas suffisantes : tant que la Chine se contentera de singer les recettes étasuniennes, tant qu'elle ne produira pas sa propre interprétation du monde, elle restera en position d'infériorité. Pour devenir une réelle superpuissance, la Chine doit former et faire accepter au monde une idéologie concurrente de celle des États-Unis.

Le soft power ne se base pas sur des faits, mais sur l'interprétation des faits. Le monde observe pour l'instant avec effarement ce paradoxe : multipliant les aventures militaires, sponsorisant des groupes terroristes qu'ils combattent ensuite, recourant sans vergogne à des agissements parfaitement illégaux (écoutes NSA, prisons hors-la-loi, enlèvements et torture de suspects, attaques de drones sur territoires souverains, corruption et/ou assassinat de chefs d'État étrangers, et on en passe…), les États-Unis parviennent assez aisément à conserver leur rôle de garant des lois et des grands principes internationaux. L'opinion mondiale a largement accepté, depuis 2001, la notion que les États-Unis sont affranchis du droit international et des conventions de Genève, qui restent opposables au reste du monde. Depuis Wikileaks et l'affaire Snowden, on sait qu'ils usent également assez librement de leurs lois nationales. Une vérité qui coexiste bizarrement dans l'opinion mondiale avec l'idée que l'oncle Sam est le gendarme du monde.

C'est presque le contraire pour la Chine. Malgré son respect scrupuleux du droit international, sa politique de profil bas et de main tendue, elle ne parvient à s'attirer que critiques et suspicions de la part de la presse internationale. Quelques synonymes de « Chine » dans les médias étrangers : néo-colonialisme en Afrique, manipulation monétaire, protectionnisme, impérialisme, corruption. La presse dite « démocratique » fait sans cesse à la Chine le procès qu'elle n'ose pas faire aux États-Unis.

C'est que la domination mondiale des États-Unis sur l'information est quasi- monopolistique. Comme tous les monopoles, celui-ci traque avec la dernière énergie tout embryon de concurrence. Que ce soit la presse chinoise traitée de « propagandiste » ou les « conspirationnistes » qui revisitent l'actualité. Toute « vérité » alternative, toute information non américaine, est nécessairement considérée et disqualifiée comme une information « anti-américaine » et vue comme une hérésie, un danger potentiel. Pour convaincre le monde que sa vérité est aussi valable que celle de son rival, la Chine doit produire des résultats économiques tangibles. La recette des accords bilatéraux et de la construction d'infrastructures, appliquée à l'Afrique, commence à porter ses fruits. Plus récemment, une politique similaire a été mise en place vers l'Europe de l'Est, et c'est la même logique qui sous-tend l'initiative récente de la Ceinture économique de la Route de la Soie.

Ces investissements à l'étranger peuvent contribuer à booster l'image du pays. Surtout, comme souligne Sameh El-Shahat, directeur de China-i Ltd : « Comme les gouvernements étrangers changent fréquemment, c'est avec les populations locales que les entreprises chinoises doivent maintenir de bonnes relations. » Un exemple de ce phénomène s'observe en Grèce, l'un des pays où les investissements chinois sont les plus élevés en proportion de la population. Selon une étude conduite par Pew Research Center en 2012, la Grèce est le seul pays de l'UE dont la population a une image majoritairement favorable de la Chine (56 % d'opinions favorables contre 35 % pour les États-Unis). Un retournement de la tendance s'observe également au Royaume-Uni, premier récipiendaire des investissements chinois en Europe.

Vers une bipolarité apaisée

Un exemple récent de victoire du soft power chinois est le lancement de la Banque asiatique d'investissement dans les infrastructures (AIIB), initiative à laquelle se sont associés une cinquantaine de pays, dont l'Allemagne, la France et le Royaume-Uni. Au grand dam des États-Unis qui cherchent à consolider leurs alliés autour des véhicules traditionnels du FMI, de la Banque mondiale et de la Banque asiatique de développement, et qui considèrent comme une trahison ce soutien européen à l'initiative chinoise. « Réfléchissez-y à deux fois, a enjoint le secrétaire du Trésor Jack Lew s'adressant aux États européens dans un discours au Congrès des États-Unis, avant de soutenir un projet qui va accroître le poids de la Chine dans les affaires mondiales. » Peser plus lourd dans les affaires du monde, se libérer de la tutelle parfois oppressante de Washington, c'est bien là ce qui motive les pays signataires, comme l'Inde ou la Russie, qui y voient des chances de faire avancer des projets dont ni le FMI, ni la Banque asiatique, contrôlés par les États-Unis et le Japon, ne veulent entendre parler.

Selon Gill Bates, l'Asie centrale comme l'Afrique cherchent désormais des solutions à leurs problèmes de développement auprès de la Chine plutôt qu'auprès du FMI. L'ex-premier ministre indien Manmohan Singh a déclaré que la Chine était son modèle pour le développement économique, et l'ancien président Lula du Brésil a envoyé ses experts à Beijing pour étudier l'expérience chinoise3.

On trouve des signes avant-coureurs d'un changement dans l'opinion publique mondiale également. Selon l'étude annuelle de la BBC et Globescan conduite dans 21 pays du monde, le solde des opinions positives et négatives sur la Chine, qui reste assez négatif aux États-Unis et en Europe de l'Ouest, est positif dans le reste du monde. La Chine y est vue comme une force positive en Afrique, le continent qui a le plus bénéficié jusqu'ici de ses investissements4.

L'observateur un peu attentif peut distinguer, là où Joseph Nye ne voit qu'un « retour sur investissement négligeable » et donc un échec patent, un effort ambitieux de soft power visant à promouvoir mondialement le rêve chinois. Des initiatives en apparence décousues s'imbriquent en réalité dans une stratégie mondiale.

On n'en est encore qu'aux petites escarmouches préparatoires. La mise en place d'une idéologie capable de séduire le reste du monde veut que l'on avance lentement. « Il leur faut bien longtemps, aux idées, pour s'établir dans l'âme des foules, mais il ne leur faut pas moins de temps pour en sortir. Aussi les foules sont-elles toujours, du point de vue des idées, en retard de plusieurs générations sur les savants et les philosophes. »5

La Chine semble se diriger sans précipitation vers une « bipolarité tranquille ». À la différence de l'URSS pendant la guerre froide, elle ne produit pas d'idéologie alternative et ne cherche pas à convertir d'autres pays au socialisme « à caractéristique chinoise » qu'elle a choisi pour elle-même. À la différence des États-Unis, elle n'envahit pas de pays souverains ni ne cherche à en renverser les gouvernements. Tout comme elle n'impose aucun embargo et aucune « sanction économique » à des pays tiers.

Une idée qui commence à faire son chemin. Selon une étude conduite en 2013 par Gallup qui a interrogé 64 000 personnes dans 65 pays, la population mondiale voit majoritairement les états-Unis, et non la Chine ou la Russie, comme la principale menace à la paix. Une prise de conscience très lente et progressive.

Convaincre le reste du monde de son absence de visées hégémoniques, voilà le premier objectif à long terme que devra atteindre le soft power chinois.

Le suivant sera de montrer que les bénéfices concrets de la coopération économique avec la Chine contrebalancent les différences idéologiques. Y parviendra-t-il ? L'effort de longue haleine et la progression à petits pas vers un objectif éloigné sont les spécialités du pays.

Notes :

1. Joseph Nye, Bound to lead : the changing nature of American power, 1990

2. Gill Bates et Yanzhong Huang, Sources and limits of Chinese ''soft power'', 2006

3. Gill Bates et Yanzhong Huang, Sources and limits of Chinese "soft power", 2006

4. Globescan, Country Ratings Poll for BBC World Service, 2014.

5. Gustave Le Bon, Psychologie des foules, 1895.

La Chine au présent

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