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WANG KEPING
Faut-il craindre la mort? Comment
vivre sa vie au mieux? Voilà deux questions essentielles sur
lesquelles se sont penchés les philosophes chinois. Leurs
conclusions donnent lieu à la réflexion…
« Être, ou ne pas être, voilà la
question… » pour Hamlet et la majorité des gens qui, règle
générale, tiennent à la vie et craignent la mort. Dans beaucoup de
cultures, aborder le sujet de la mort reste un sujet tabou dans les
conversations de tous les jours. Mais ce n'est pas le cas pour les
Chinois. Pour eux, la vie et la mort est un sujet de conversation
courant. L'approche pragmatique des Chinois est illustrée dans les
dictons : La vie humaine n'est rien d'autre qu'une étape au cours
de laquelle le soleil et la lune fonctionnent comme deux
projecteurs ; Nous vivons nos vies de la même manière que l'herbe
traverse les saisons du printemps à l'automne; Rien ne distingue le
vieux et le jeune dans sa route vers la tombe; On n'a pas à se
réjouir de la vie, comme on n'a pas à se sentir contrarié par la
mort.
Ces adages illustrent la croyance
voulant que l'homme naisse pour mourir et que la vie soit
simplement un voyage du sein au tombeau, un processus naturel régi
par une loi objective. Et de cette dernière, personne ne peut faire
fi ou s'échapper. Quels que soient les efforts que quelqu'un puisse
déployer, chacun meurt à un moment donné. Rien d'autre ne peut être
fait : il faut suivre le processus naturel de la naissance à la
mort. L'herbe pousse au printemps comme la prime jeunesse et se
flétrit à l'automne comme le début du vieil âge.
Tout cela peut sembler sinistrement
réaliste, voire pessimiste, mais c'est néanmoins une attitude
admise et largement partagée par les Chinois. La conscience de la
nature inéluctable de la mort leur permet d'y faire face avec
philosophie. Voir la vie humaine comme une facette de la nature et
le cycle de vie de l'herbe comme reflétant le leur est en réalité
une attitude optimiste, car celle-ci dissipe la crainte de la mort
elle-même.
Les origines de cette attitude
Cette philosophie naturaliste sur la
vie et la mort s'enracine dans le taoïsme. Son fondateur Lao Zi
(Lao-tseu) perçoit la vie et la mort comme un phénomène naturel, la
vie ne devant pas être surévaluée, et la mort, redoutée. Il dit,
d'une façon ne laissant prise à aucun doute :
L'homme arrive vivant dans le monde
et mort dans la terre.
Trois sur dix vivront longtemps.
Trois sur dix vivront peu.
Et trois sur dix essaieront de vivre
longtemps,
mais mourront prématurément.
Et pour quelle raison?
Parce qu'ils vont trop chercher à
préserver la vie.
Seuls ceux qui dévaluent leur vie
sont plus sages
Que ceux qui la surévaluent.
J'ai entendu dire que ceux qui sont
bons à préserver la vie
… sont hors de portée de la
mort.
Voilà le concept taoïste central de
la réalité de la vie et de la mort dans lequel on critique les
riches matérialistes de perdre leur temps à « préserver
excessivement la vie », ce qui se termine habituellement dans la
frustration et la déception. Observateur et critique, Lao Zi n'a
pas pu faire grand-chose d'autre que de respecter son tao de
sobriété et de simplicité et de conseiller aux autres de préserver
la vie en ayant une vie d'une durée normale, libre des soucis et
des inquiétudes, et de ce fait, allant au-delà de « la portée de la
mort ». La sage observation L'homme arrive vivant dans le monde et
mort dans la terre mène à la conclusion que les gens devraient
vivre leur vie naturellement afin de l'apprécier pleinement. Ils ne
devraient ni être intimidés par la crainte de la mort, alors
qu'elle est inévitable, quoiqu'il arrive, ni surévaluer la vie,
puisque d'essayer de la conserver est futile.
Zhuang Zi (Chuang-tzu), successeur
reconnu de Lao Zi, a continué à ressasser les concepts sur
l'essence de l'existence humaine. Il a conclu que tous les êtres
vivants sont issus du qi –l'énergie vitale ou la source de l'être.
La vie humaine est créée d'un faisceau de qi et prend fin quand ce
faisceau se disperse. Zhuang Zi est allé aussi loin que de déclarer
que la vie n'est qu'une tumeur que la mort extirpe, considérant la
vie comme un processus incluant devenir, peiner, souffrir, se
retirer et passer à la tombe qui est le lieu du repos final.
Comment interpréter ces
conclusions?
Cette attitude peut être interprétée
comme négative, sous le prétexte qu'elle encouragerait la passivité
sans espoir par rapport à la perspective et au caractère inévitable
de la mort, en considérant la vie comme quelque chose avec laquelle
on doit se tirer d'affaire grâce à une connaissance réconfortante,
tel que le décrit le proverbe chinois suivant : La misère que
quelqu'un endure durant la vie n'est pas pire ou plus grande que la
mort de son cœur. Attendre que l'épée de Damoclès de la mort
s'abatte et en faire un objectif signifie qu'être ou ne pas être
n'est alors plus une question, puisque vivre la vie de cette
manière est en soi une sorte de mort.
Cependant, d'un autre point de vue,
l'attitude taoïste envers la mort peut engendrer une attitude
positive face à la vie. L'acceptation du caractère inéluctable de
la mort donne une signification et un but au passage naturel de la
naissance à la mort, ce qui motive une personne à profiter au
maximum de la vie et à accorder une grande valeur à chaque minute.
Savoir que le temps s'envole et ne peut jamais être rattrapé crée
un sens de mission et d'engagement social. Le redoublement des
efforts et du travail acharné qui résulte de ce savoir, afin de
vivre pleinement sa vie, enrichit la perception de la portée
historique de l'existence dans la société. Transcender les
limitations mortelles qui surgissent de la mystique de la mort rend
possible la gestion des épreuves, des difficultés, de la misère et
des souffrances. Et en retour, cela crée une façon de penser
particulière, encore plus évidente chez les martyrs
révolutionnaires et religieux qui consacrent volontairement leurs
heures à une cause noble et se sacrifient pour leurs idéaux. Dans
le confucianisme, il y a également le caractère idéalisé junzi
(homme supérieur). On s'attend que cet homme se consacre sans
compter dans l'intérêt de la conservation et de l'avancement de
l'humanité. Un tel esprit de dévouement ne peut provenir que d'une
conception positive de la mort.
Bref, selon la croyance taoïste, la
véritable liberté spirituelle consiste à comprendre la nature de la
mort et à pouvoir vivre sans la craindre, selon le tao de l'être,
plutôt que d'être tyrannisé par le spectre de la mort. Cette
attitude encourage au contraire les gens à être les maîtres de leur
propre destin, ce qui leur permet d'améliorer leur qualité de vie
et de réaliser la liberté spirituelle. En conclusion, pour la
réflexion personnelle, voici un autre passage de Lao Zi :
Quand des lettrés de niveau
supérieur entendent parler du tao,
Ils le pratiquent avec
diligence.
Quand des lettrés de niveau moyen
entendent parler du tao, ils le croient à moitié.
Quand des lettrés de niveau
inférieur entendent parler du tao,
ils en rient de bon coeur.
S'ils n'en riaient pas,
ce ne serait pas le tao.
Wang Keping est directeur adjoint de
l'Institut pour les études transculturelles sous l'Université des
études internationales de Beijing.
Chine au présent 2005/04/04
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