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Une vie pour un trésor
Zhou Ji, Han

Lisa Carducci

Lorsque je lui ai rappelé notre rendez-vous, la veille, il m'a semblé un peu dérouté. Avait-il oublié ? Avait-il un autre engagement ? Il m'a rassurée : « Je suis un peu occupé mais je ne change pas notre rendez-vous. Vous pouvez être là à 10 h 30 ? » J'y serais, mais pas lui. J'attendrais patiemment jusqu'à ce qu'il entre dans le hall de l'hôtel World Plaza en coup de vent, sans même jeter un coup d'œil sur les gens qui attendaient quelqu'un. Je l'ai reconnu : l'image parfaite que je me faisais de lui et une ressemblance avec Wang Luobin. Ce que ces deux Han ont en commun, c'est qu'ils ont voué leur vie à la défense et la propagation de la musique du Xinjiang.

Zhou Ji a 64 ans. Malgré son retard d'une heure dû à de multiples occupations simultanées, il ne manifeste aucun ennui de faire l'objet d'une entrevue et me demande de le suivre. Je crois qu'il m'amène dans une salle plus tranquille, mais quelle n'est pas ma surprise d'y voir une cinquantaine de personnes, hommes, femmes et enfants, en costumes de scène, des instruments de musique en main, assis ou debout en train de répéter des pièces. C'est qu'un grand spectacle se prépare pour le soir même et Zhou Ji est à la fois conseiller culturel, directeur des artistes et maitre de cérémonie.

Nous nous assoyons à une table et je commence à lui poser des questions moins sur lui-même que sur le Muqam qui fait l'objet de sa recherche depuis quarante ans. Il y répond avec une maitrise absolue, s'interrompant parfois pour donner des directives ou pour régler un problème sur lequel on vient le consulter.

Muqam est un mot arabe qui a le sens de musique classique ou tradition orale. Au Xinjiang, on parle des « Douze Muqam » en se référant aux principaux « systèmes » propres aux endroits où l'on trouve une forme de Muqam. Car cette musique comme son interprétation varie selon les lieux, et elle comprend une large part d'improvisation bien que les textes et la musique de base soient écrits. Ainsi parle-t-on du Muqam de Kashgar, Hotan, Aksu, Ili, Hami, Daolang, etc. Pourtant le territoire de cet art particulier dépasse les frontières chinoises et on le retrouve ailleurs en Asie, au Moyen-Orient, en Europe et en Afrique soit dans les pays suivants : Inde, Cachemire, Pakistan, Iran, Irak, Russie, Turquie, Libye, Maroc, Mauritanie, Égypte, Syrie, Algérie, Tunisie, dix-neuf en tout, chacun dans sa propre langue et chacun avec un nom différent. Le mot Muqam désigne seulement le Xinjiang. Personne ne sait où et quand le Muqam a commencé. C'est en Chine qu'il est le plus long : un « opéra » complet dure plusieurs heures voire des jours.

Je comprends mieux le Muqam après avoir écouté les explications du professeur Zhou. Il y a trois types de Muqam. Le Qiongnagemam constitue un spectacle d'une heure qui se donnait dans les maisons privées des personnes bien nanties. Les acteurs s'expriment en danse et musique. C'est la partie la plus difficile, et seul le chanteur qui peut l'interpréter peut être appelé « spécialiste », car le texte est en « chaktai » (ouigour ancien). S'agit-il de transmission de bouche à oreille ? – Non, répond Zhou. Les textes étaient écrits déjà au XIVe ou XVe siècle par un étranger, d'Asie Centrale. La deuxième partie, ou Dastan est composée d'histoires que l'on raconte, des histoires qui n'ont pas de lien entre elles. Les scènes se passent chez le coiffeur, à table, au marché. Le Maxirep (prononcer Meshrep) la troisième catégorie, est constitué de chant et danse. On le présente lors des fêtes officielles et des fêtes familiales. Le maxirep suit le calendrier. Il a des liens avec le travail, le climat, la récolte, la société, la vie rurale surtout. Maxirep est le nom même d'une activité : il y a un maxirep pour le mariage, un pour la visite d'amis, un pour le Nouvel An. Le maxirep révèle le cœur des Ouigours : il exprime les sentiments, les liens interpersonnels, la façon de régler les problèmes, l'éducation morale.

La répétition générale commence immédiatement après cette leçon. Passer du folklorique au professionnel est loin de l'enfance de l'art. C'est pourtant le défi que Zhou Ji a su relever. Le choix des numéros du spectacle en est une preuve : les trois catégories de Muqam occuperont la scène à tour de rôle. Par exemple, au tout début de la pièce de Qiongnagemam, on entend la musique d'un seul instrument à vent ; peu à peu s'ajoutent les tambours. Un unique danseur, puis deux, auxquels s'ajoutent des femmes, puis trois enfants. Le rythme s'intensifie, très marqué par la danse et les percussions surtout. Dans le Dastan, il est question de deux hommes qui convoitent la même femme, tandis que le Maxirep a montré, parmi les paysans qui dansaient dans leurs champs, un chameau et une oie « habités » par des danseurs. Par ailleurs, des artistes tadjiks et kirghiz participent au grand spectacle 2007 de la Route de la soie.

Originaire du Jiangsu, Zhou Ji est arrivé au Xinjiang à l'âge de 17 ans. Outre la langue ouigoure, lui qui avait déjà une formation en musique s'est mis à étudier le rewap, un instrument typiquement ouigour. J'ai demandé à Zhou de répéter plusieurs fois ce nom pour que je puisse en reproduire la prononciation. Ce que j'entends, en fait, est quelque chose entre rewap et ravop.

Aujourd'hui, le spécialiste du Muqam est connu dans tout le pays et il a gagné l'appréciation du gouvernement du Xinjiang. Il est directeur adjoint, vice-président, membre du corps de recherche, professeur, conférencier, représentant, chercheur invité, directeur de thèse et j'en passe, dans diverses institutions et associations de haut niveau qui s'occupent de musique traditionnelle chinoise, de musique folklorique, de musique des ethnies minoritaires, de musique du Xinjiang sur tout le territoire chinois y compris Hongkong. Va sans dire que Zhou Ji fait souvent l'aller-retour entre le Xinjiang et la capitale nationale.

Le maitre a publié douze ouvrages et trois autres sont en préparation ; il a rédigé des articles sur la musique et la danse de l'ouest du pays et écrit des chansons. Zhou connait bien la langue ouigoure. On lui a maintes fois proposé de traduire en chinois les textes de Muqam, mais il s'y oppose car, affirme-t-il avec raison, « la musique et la langue forment un tout indissociable et intraduisible ».

Zhou a mérité des prix personnels, mais dès qu'une récompense couvre le Muqam, il sent que ses efforts sont reconnus et il en est tout aussi fier. La plus récente de ces reconnaissances est une photo de deux interprètes du Muqam âgés de 78 ans – de beaux vieillards encore pleins de vigueur qui chantent, dansent et jouent des instruments – qui recevaient l'accolade du premier ministre Wen Jiabao le 9 juin dernier. En la montrant fièrement au public imaginaire pendant la répétition, Zhou a dit que c'était là une marque de l'importance accordée par l'État à la protection du Muqam en tant que patrimoine immatériel de l'humanité comme l'a reconnu l'Unesco en 2005.

Son âme « emportée par les Ouigours », Zhou s'est totalement intégré dans la culture ouigoure. Il a même fini par ressembler aux hommes de cette ethnie et comme plusieurs d'entre eux, il porte la barbe. « Si ce n'était de mon accent du sud, on me confondrait avec eux », dit-il avec une certaine fierté. En 1987, Zhou a consacré deux années à écouter le Muqam « jusqu'à ce que les oreilles m'en crèvent », se souvient le plus grand spécialiste de cet art, afin de transcrire correctement les pièces. Et c'est là qu'il a compris la beauté du Muqam.

Que l'Unesco ait porté le Muqam sur sa liste de richesses qui constituent l'héritage de toute l'humanité ne libère pas Zhou Ji de sa responsabilité. « Au contraire, cela augmente la pression » avoue-t-il. Par ailleurs, il n'a reçu de l'État que 25 000 yuans pour défrayer sa recherche. Je demande si cette allocation est annuelle. Il sourit : « Non, une fois pour toutes ! » Le manque de fonds ne lui permet pas d'approfondir sa recherche. Heureusement, des amis comme lui passionnés de Muqam le soutiennent de leur propre argent et de leurs services : photographie, enregistrement, etc. Par ailleurs, le Xinjiang dispose d'une quinzaine de centres de préservation du Muqam. À Turfan, entre autres, le gouvernement local paie les « professionnels » du Muqam 400 yuans par mois pour qu'ils enseignent l'art et donnent des spectacles. Les danseurs, chanteurs et musiciens – une centaine de personnes dont la plus jeune a six ans – sont pour la plupart des fermiers qui participent selon leur disponibilité.

Ce qui fait à la fois l'exclusivité et la difficulté du Muqam, c'est qu'une large part est composée en langue archaïque que plus personne ne parle. Les chanteurs apprennent par cœur un texte qu'ils ne comprennent pas. De plus, les pièces sont longues – d'une dizaine de minutes jusqu'à une heure – et le contenu complexe ; les mémoriser n'est pas de tout repos. Aucun chanteur ne peut retenir une œuvre complète ; chacun ne peut en chanter que trois, quatre ou cinq pièces au maximum.

Ce qui inquiète particulièrement Zhou Ji, c'est que les chercheurs sont tous des Han actuellement. Il souhaite donc que ses efforts suscitent des amateurs passionnés et compétents qui poursuivront le chemin sur ses traces.

Lorsque Zhou étudiait la flute à Shanghai où il a fait ses études secondaires, son professeur lui a donné à interpréter une pièce qu'il a trouvée très belle. Mais il ne savait pas alors qu'il s'agissait justement d'un extrait de Muqam. Arrivé au Xinjiang, le jeune Zhou a fait partie de la troupe de chants et danses du Xinjiang, et en 1961, cette troupe s'est rendue à Beijing donner une représentation spéciale sur le thème « Suivre Mao Zedong pas à pas ». Puis en 1964, alors qu'il cultivait le maïs en compagnie des paysans ouigours, il les entendait chanter des chansons d'amour populaires. Dans la société traditionnelle, on ne parlait pas d'amour. Il se disait que les Ouigours étaient plus ouverts et simples que les Han. Tout cela le préparait à sa future mission, tout en lui inculquant une passion pour le Muqam et la culture ouigoure qui l'alimente.

Les Ouigours ont dû travailler fort pour transformer le désert en terre nourricière. Vaincre la misère et l'isolement en chantant ensemble les a fortifiés. Le Muqam est enraciné au cœur des Ouigours, qui l'aiment et le respectent.

La répétition terminée, une reprise va commencer. Le travail de Zhou Ji n'est pas terminé. Il ne peut me consacrer davantage de temps aujourd'hui mais m'invite chaleureusement à me rendre chez lui le lendemain pour causer davantage. Je suis obligée de décliner l'invitation : un avion m'attend pour une semaine dans le Xinjiang du Nord.

Que la musique explose au cœur des gens ! C'est le souhait de Zhou Ji.

*L'orthographe rectifiée (1990) s'applique dans ce texte.

(Extrait modifié de Ces gens merveilleux du Xinjiang, Beijing, FLP, 2008.)

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