Si le choc culturel est généralement de rigueur chez ceux qui pour la première fois quittent leur pays, Ji Bing, 27 ans et conseiller clientèle dans une banque, continue de penser que son expérience à lui fut particulièrement déroutante. Au cours d'un voyage organisé en Europe, pour lequel il avait dû économiser six mois, il fut médusé d'apprendre l'admiration qu'il suscita lors d'une banale visite chez un loueur de DVD.
« Pour pratiquer un peu mon anglais, j'ai déclaré à l'employé, qui devait avoir la quarantaine, que je possédais une collection privée de plus de 1 000 DVDs, se souvient Ji, grand amateur de films hollywoodiens. En entendant cela, il a immédiatement répondu que je devais être très riche, surtout pour mon âge. » Ji ayant du mal à comprendre une telle admiration, l'homme lui expliqua que même dans sa boutique il n'y en avait pas autant. C'était sa collection de DVDs qui faisait de Ji un homme riche ? Et pourtant : « Chaque film me coûte 6 ou 7 yuans, il y en a donc en tout pour peut-être 7 000 yuans, soit environ mon salaire mensuel ; et sans doute moins de la moitié de ce que l'employé gagne chaque mois ! »
L'explication, la voilà : tous ses DVDs sont bien entendu des copies, si répandues en Chine. À la vérité, les contrefaçons sont même souvent la seule option possible pour les tout derniers films. Mais comme les studios étrangers s'efforcent désormais d'écouler au mieux leurs disques légitimes en Chine, Ji Bing va bientôt devoir trancher entre des contrefaçons à bas prix et des copies légales légèrement plus chères mais de meilleure qualité. De son choix, et de celui de dizaines de millions d'autres amoureux du cinéma à travers le pays, dépendra la réussite de la nouvelle politique hollywoodienne de lutte contre le piratage.
Une solution de terrain
Avec un déficit commercial toujours plus grand des Etats-Unis dans ses relations bilatérales avec la Chine, personne ne fut surpris de relever des accents protectionnistes dans le discours du secrétaire au Commerce Carlos Gutierrez, en visite à Beijing. « Une autre victime de l'explosion en Chine des actes de détournement de la propriété intellectuelle n'est autre que le soutien américain à l'approfondissement de nos relations commerciales », a-t-il affirmé.
Toutefois, un signe un peu positif est venu contrebalancer les relents protectionnistes, avec la signature le 16 novembre, sous la bénédiction de Gutierrez, d'un accord d'exclusivité entre Twentieth Century Fox Home Entertainment et le chinois Zoke Cultural Group, numéro un de la distribution de films dans le pays. C'est un grand pas en avant que la Fox a franchi en lançant ce partenariat qui fait de Zoke son unique distributeur sur le marché chinois pour les versions originales et légales de ses dernières productions, ainsi que des grands classiques de son catalogue. Après avoir obtenu l'engagement de la Fox d'accélérer la mise en vente de ses films en Chine, Zoke a lancé courant novembre une première vague de DVDs et VCDs, avec les sorties successives des superproductions Garfield 2, l'Âge de glace 2 et X-Men - L'affrontement final. Lors de la cérémonie de signature de l'accord, Fox a annoncé qu'une centaine de films au moins seraient importés en 2007. « Cet accord, a déclaré le secrétaire au Commerce, symbolise l'intérêt que la Chine et les Etats-Unis trouvent dans un renforcement des droits de la propriété intellectuelle (DPI) en Chine. »
Présent à la cérémonie, le président de la Fox, Mike Dunn, a avancé deux raisons qui l'ont conduit au choix de Zoke pour le marché chinois : son large réseau de distribution, riche de plus de 20 000 points de vente dans le pays, et sa solide réputation en matière de lutte contre les violations des DPI. En effet, si l'on en croit Wang Yu, directeur des relations publiques de Zoke, sa société était la première du secteur audio-visuel à créer, dès 1999, un département dédié à la lutte contre le piratage, qui a depuis gagné en importance jusqu'à représenter, avec plus de 100 salariés, un septième de l'effectif total de l'entreprise. Elle a par ailleurs mis en place des cellules de surveillance dans 15 villes du pays, via lesquelles elle garde un œil sur l'évolution du terrain et aide les autorités locales à démanteler les réseaux clandestins ; ces agences locales remontent ainsi l'information sur les sites de production ou de vente des contrefaçons, effectuent des descentes dans les entrepôts et vont jusqu'à poursuivre légalement les personnes impliquées dans les affaires de violation des DPI.
Au cours d'un entretien avec Xinhua, le président de Zoke, Guo Zilong, a confié l'engagement pris auprès des grossistes de répondre à toute plainte concernant les droits et le piratage. Il a déclaré que sa société était capable de coopérer avec le gouvernement à tous les niveaux afin d'éradiquer la contrefaçon des produits distribués par Zoke. Et si le distributeur n'y parvient pas dans un certain délai, il s'engage à rappeler toutes les copies à la demande. Sur le seul mois d'octobre, Zoke a mené 20 raids en coopération avec le gouvernement, qui ont permis de confisquer 250 000 copies pirates.
Huang Zhenbin, directeur du département de lutte contre le piratage, a déclaré à Beijing Information qu'après chaque lancement de production à gros budget dont les droits pour la Chine appartiendraient à Zoke, le président, accompagné de ses vice-présidents, passerait au peigne fin toutes les villes réputées pour leur industrie clandestine et presserait les autorités locales afin qu'elles prennent des mesures pour protéger les intérêts de Zoke et de son partenaire étranger. Huang estime d'ailleurs que c'est cette politique qui a valu à Zoke la confiance de la Fox : « Les fabricants de contrefaçons n'osent même plus copier nos produits car ils savent que nous leur tomberions immédiatement dessus. »
Pas un pionnier
Fox n'est pourtant pas le premier gros studio hollywoodien cherchant à promouvoir en Chine des DVDs originaux à un prix abordable. Warner Home Video avait déjà tenté une approche en février, en créant à Shanghai une joint-venture avec la Chinese Audio and Video Publishing House. Fox et Warner sont unanimes : la combinaison gagnante, en Chine, doit être : qualité internationale, prix compétitifs, version audio mandarin et sous-titres.
Deng Jianguo est responsable, chez Zoke, du projet de coopération avec la Fox. Il analyse le partenariat entre les deux sociétés comme profondément stratégique, couvrant tous les domaines de la production au marketing en passant par la protection des DPI. « Si nous estimons nécessaire, sur le DVD, un contenu complémentaire pour promouvoir les ventes - mettons, par exemple, un bonus supplémentaire sur Garfield en Chine - Fox prendra probablement en compte notre avis et le concrétisera. »
Cependant, le seul moyen de réellement gagner le combat contre le piratage, selon Deng, consiste à réduire les délais de parution et à synchroniser les sorties mondiales. Car, en Chine, la concurrence la plus rude, pour les DVDs authentiques de films étrangers, vient des répliques clandestines de DVDs légaux déjà publiés un peu plus tôt dans les pays voisins, et donc d'excellente qualité. Deng précise que la règle, sur le marché du divertissement à la maison, veut que le premier qui publie récolte tous les profits. « Nous avons averti nos partenaires chez Fox : il n'y a que deux possibilités, ou bien synchroniser les dates de sortie, ou bien se résigner à des ventes minimales en Chine. » Fox s'est, semble-t-il, laissé convaincre, et distribuera ses films en Chine à la même date que dans les autres pays, soit environ trois mois après la diffusion en salles.
Quant à la Warner, elle se prête à des expérimentations en laissant le marché chinois prendre l'initiative. Elle a ainsi mis en vente le DVD de Quatre filles et un jean deux jours seulement après sa sortie en salles aux Etats-Unis, et celui de Superman returns deux mois avant sa sortie DVD dans le reste du monde, au prix ultra compétitif - pour une copie légale - de 14 yuans. Ce fut un succès phénoménal, les disques étant distribués dans plus de 8 000 points de vente, dont la plupart ne proposaient auparavant que des copies.
Mike Ellis est vice-président et directeur de la région Asie-Pacifique du groupe de lobby américain MPA, qui représente les intérêts des studios hollywoodiens et de l'industrie du cinéma états-unienne. Il estime que les prix des DVDs légaux en Chine sont tout à fait compétitifs et que les Chinois peuvent se les permettre. « Lorsque je vois des Chinois débourser trois dollars au Starbuck's pour un cappuccino, s'emporte-t-il, je me dis que nous pouvons facilement les convaincre que des copies originales de films valent tout autant ce prix-là. »
Mission impossible ?
Dans le même temps, une campagne nationale sans précédent de lutte contre le piratage a fédéré, à compter du 15 juin et pour 100 jours, une dizaine de ministères et de départements d'État ; elle a permis de retirer 368 licences professionnelles et de saisir près de 13 millions de CDs, DVDs et logiciels informatiques, tous détruits le 16 septembre aux quatre coins du pays. « Nous serons sans merci dans notre lutte contre les violations des DPI », a déclaré le ministre du Commerce Bo Xilai à son homologue états-unien.
Le gouvernement chinois essaie par ailleurs de donner un second souffle à l'industrie en soutenant les distributeurs de disques originaux. Une nouvelle législation est venue, début novembre, faciliter l'entrée sur le marché de l'audiovisuel en ramenant le capital de départ minimal de 5 à 1 million de yuans. Un responsable du ministère de la Culture avait déclaré à Xinhua que le marché de l'audiovisuel s'effondrait à cause de coûts opérationnels trop élevés, qui affaiblissait les distributeurs légaux face aux vendeurs de rue.
Une étude publiée en juillet par l'Académie chinoise des sciences sociales et le MPA dépeint une réalité encore plus crue : 61 % des spécialistes travaillant sur ce secteur craignent une intensification du piratage à court terme. Le rapport conclut d'ailleurs que « les copies pirates de films ont très sérieusement entamé les capacités de production de l'industrie chinoise du cinéma, et le secteur privé sera le plus durement touché. » Une autre étude réalisée pour le MPA par le cabinet LEK Consulting évalue le manque à gagner pour l'industrie du cinéma à 2,7 milliards de dollars ; or c'est bien l'industrie chinoise qui en pâtit le plus, les entreprises membres du MPA n'en perdant que 244 millions. « Le cinéma chinois est bien davantage affecté par le piratage que le MPA, admet Mike Ellis. À l'heure actuelle, il est virtuellement impossible, pour les réalisateurs chinois, de dégager le moindre bénéfice de leurs productions sur le marché local. Leur seul espoir est que leurs films puissent se vendre à l'étranger. »
Deng Jianguo, de Zoke, pointe également du doigt le déferlement, l'an passé, de disques compacts à la technologie dévastatrice : pour la modique somme de 7 yuans, on peut désormais emmagasiner jusqu'à 80 heures de contenu, soit 40 films ou tout autant d'épisodes des dernières séries télévisées. Deng rajoute que la mission anti-piratage que s'est assignée Zoke est tout sauf aisée : les copies clandestines sont de plus en plus faciles à se procurer, à cause de la multiplication des vendeurs à la sauvette qui s'installent sur des lieux de passage, passerelles aériennes ou marchés aux quatre saisons. De plus, alors que la plupart des gouvernements locaux saluent et soutiennent l'initiative de Zoke, d'autres continuent d'abriter une production souterraine qu'ils tolèrent allègrement en échange de lourdes taxes.
« Cette année, conclut Huang Zhenbin, nous avons intensifié nos efforts et recruté des avocats pour réclamer des compensations aux contrefacteurs. Et ça marche plutôt bien : la tendance est en train de s'inverser sur les plus gros marchés comme Beijing et Shanghai. »
Beijing Information
2006/12/06 |