Envoyer [A A]

Méthode et lecture : Réflexions sur Confucius et la philosophie chinoise (II)

French.china.org.cn | Mis à jour le 13. 11. 2017 | Mots clés : Confucius


Le sens de l'exercice

 

Mais revenons à Confucius et à son dicton original. Il nous reste à examiner pourquoi l'exercice serait l'équivalent de la joie. De nos jours, on y verrait plutôt deux notions opposées.

 

C'est que l'étymologie des caractères chinois correspondant à la notion d'exercice révèle quelque chose de différent : un caractère déchiffré sur une carapace de tortue et des pots de l'âge de bronze semble étroitement lié au caractère moderne 习 « exercice », ou plutôt à sa forme classique 习, qui était employée jusque dans les années 1950.

 

Dans la partie supérieure du caractère (dans sa forme classique) on distingue le pictogramme représentant les plumes. Dans la partie inférieure on voit celui qui représente le nid d'oiseau. Le caractère symbolise donc un oiseau à l'envol. Durant la période des Royaumes combattants (475-221 av. J.-C.) le caractère xi 习 a pris son sens actuel de xuexi 学习, c'est-à-dire s'exercer, apprendre par l'imitation.

 

De nos jours, l'exercice répétitif est souvent décrié comme une perte de temps improductive. Cependant, si l'on en croit les travaux récemment publiés par le philosophe allemand Peter Sloterdijk, ceux-ci soulignent que l'exercice ne devrait pas être relégué aux rayons de l'orientalisme conservateur ou de l'ésotérisme occidental.

 

Ce que propose Sloterdijk sans la citer directement, c'est la thèse de Bollnow qui voit dans l'humain un être de répétition. La répétition signifie bien une action qui se reproduit successivement à l'identique, jusqu'à révéler à son auteur sa propre identité. Sloterdijk voit lui aussi la vie quotidienne comme une suite de gestes routiniers, c'est-à-dire comme un exercice. Inversement, il voit l'exercice comme un moyen de vivre sa vie quotidienne.

 

Ce qui relie Bollnow aux idées de l'Antiquité et du Moyen-Âge, mais aussi avec l'époque moderne et le présent en Occident et dans les traditions de l'Asie orientale, c'est sa perception de l'exercice comme acte rituel. Bollnow fait l'étymologie du terme allemand « exercer », üben, et retrace ses origines dans l'agriculture et les cérémonies religieuses. D'après lui, le même cheminement existe pour les termes équivalents en latin et en hindi.

 

Les dictionnaires étymologiques confirment son hypothèse : toute forme d'exercice ou de pratique possède une dimension religieuse et s'accompagne d'une danse et de rituels.

 

Mais pouvons-nous affirmer que c'est là le sens du dicton de Confucius cité plus haut ?

 

Nous voici confrontés à une difficulté particulière. L'opinion généralement répandue, aussi bien dans les cercles académiques qu'en dehors, que ce soit en Chine ou dans le reste du monde, est que Confucius rejette toute notion de religieux.

 

À contre-courant de cette opinion majoritaire, je ne peux que proposer ma modeste tentative de considérer la dimension religieuse des Entretiens de Confucius comme la clé de la compréhension de la pensée du maître. C'est pourquoi je dois ici formuler la thèse selon laquelle l'exercice, dans son sens chinois, prend lui aussi ses origines dans le sacré, une thèse qui nécessitera bien sûr une démonstration ultérieure.

 

Je trouve quelques éléments confortant cette hypothèse dans le fait que l'exercice joue un rôle central dans le bouddhisme zen, ce qui lui confère une nature religieuse.

 

Il sera peut-être un jour prouvé que l'apprentissage et l'exercice possèdent un objectif commun, passé sous silence, dans les travaux de Confucius, et que celui-ci est justement de se mettre au service des ancêtres dans leur temple et de conduire les rites liés à ce service religieux.

 

Mais qu'est-ce qui peut nous aider à comprendre ce que nous avons entrevu avec Bollnow, c'est-à-dire de comprendre la joie comme une conséquence de l'exercice, dans la citation proposée plus haut ? Pour le philosophe allemand, l'exercice fait partie intégrante de l'incarnation humaine, et cela depuis son enfance jusqu'à ses derniers moments.

 

Ce n'est que par l'exercice que l'humain se réalise en tant que tel et qu'il devient capable d'appréhender un ressenti holistique. L'exercice forme l'être intérieur de la personne et lui permet d'approcher sa réalisation complète.

 

L'évolution du potentiel humain et sa métamorphose en être culturel conduit naturellement à une certaine forme de liberté intérieure. Le stoïcisme et la relaxation, la sérénité et le bonheur, en découlent logiquement. Dans ce contexte, la troisième partie du dicton de Confucius s'inscrit naturellement à la suite des deux autres :

 

« S'il reste inconnu des hommes et n'en ressent aucune peine, n'est-il pas un homme honorable ? »

 

Celui qui étudie et pratique la tradition se rend digne de servir un roi. Cependant, le roi n'est pas toujours avisé et peut refuser les services d'un tel sage. Confucius lui-même n'a jamais trouvé d'emploi dans lequel il a pu totalement se réaliser.

 

Mais celui qui trouve sa voie dans un exercice quotidien n'a pas besoin d'un souverain à servir : il se suffit à lui-même. C'est la raison pour laquelle les amis venus de loin (ainsi qu'on le devine dans la seconde partie du dicton) peuvent multiplier la joie déjà présente :

 

« Si des amis viennent de loin recevoir ses leçons, n'éprouve-t-il pas une grande joie ? »

 

Pourquoi, peut-on se demander, ces amis viennent-ils de pays lointains ? Peut-être parce qu'ils ont entendu parler de la bonne manière de s'exercer et souhaitent bénéficier, afin de redéfinir leur identité, de l'appui et du rôle de modèle du maître.

 

Comme le souligne François Jullien au début de son livre Éloge de la fadeur, dans un chapitre intitulé À partir de la pensée et de l'esthétique de la Chine, des caractères qui semblent sans importance à première vue se révèlent absolument essentiels.

 

Avec son « détour par la Chine » qui, stricto sensu, est un détour par la Grèce, François Jullien fait de la philosophie chinoise un événement intellectuel. Il montre que la lecture des philosophes chinois appelle constamment à compléter et donc à appréhender le non-dit. Et c'est avec nos propres ressentis que nous remplissons ces espaces. Pour y parvenir, un détour par l'Europe peut s'avérer salutaire.

 

*Wolfgang Kubin est un sinologue, poète et essayiste réputé allemand.


1  2  


Suivez China.org.cn sur Twitter et Facebook pour rejoindre la conversation.
Source:La Chine au Présent